Ils vendent leurs produits aux quatre coins de l’Europe et font partie du paysage de toutes les villes touristiques. A Lisbonne, ces vendeurs à la sauvette, pour la plupart Sénégalais, sont plusieurs centaines à déambuler pour vendre bijoux de fantaisie, parapluies ou lunettes de soleil bas de gamme. Portrait de l’un d’entre eux.
Cheikh Keita, 45 ans, aspire bruyamment les dernières gouttes de son pingado, un café serré avec une pointe de lait. La veille, la journée de travail s’est étalée jusqu’à tard dans la nuit. Ses petits yeux laissent deviner le manque de sommeil mais son large sourire ne tarde pas à se dessiner sous sa barbe naissante. Il se balance d’avant en arrière sur sa chaise en plastique et lâche
calmement : « D’habitude, je suis là dès 10h30 mais des touristes m’ont payé des verres dans la nuit et je n’ai pas réussi à décoller assez tôt ce matin. »
Ce père de deux enfants n’a pas raté grand chose. Ce jour-là en effet, le ciel est couvert et la pluie n’arrête pas. Les rares courageux qui bravent les averses au château Sao Jorge sont pressés. Pour qu’une journée soit réussie, Cheikh doit gagner une quarantaine d’euros. Les bons jours, cela peut monter à une centaine d’euros. Voilà quinze ans qu’il vit dans le quartier d’Anjos. Marié à une Capverdienne, il y élève ses deux filles après être passé par la France et l’Italie.
« La police n’est pas aux aguets comme à Paris »
Cheikh parle de Lisbonne avec un sourire amusé et ému : « La vie est vraiment tranquille ici. La police n’est pas aux aguets comme à Paris. On ne court pas dans tous les sens. Ils nous tolèrent,
même si la police municipale nous confisque parfois nos marchandises. On n’a jamais de gros problèmes. Les gens nous encouragent souvent. Ils préfèrent nous voir nous débrouiller par nos propres moyens
que de voler ou vendre de la drogue
Originaire de Dakar, fils d’un chauffeur de taxi et d’une mère au foyer, Cheikh se voyait bien devenir avocat ou professeur d’allemand, mais le destin (et le porte-monnaie) en a décidé autrement. Il fréquente les bancs de l’université pendant deux ans. Au programme : philosophie et lettres modernes. Quand on lui propose un visa tourisme pour un séjour de deux semaines en France, il ne résiste pas. Nouveau départ, et début de la galère. Il reste quelques semaines à Paris et choisit de s’en aller à Turin. Là-bas, il accompagne des artistes en tournée, se charge de mettre en place les lumières, le décor et gagne plutôt bien sa vie.
En revanche pour l’ambiance c’est autre chose. Le racisme est à tous les coins de rue. Sur les plages où beaucoup l’insultent et dans les cafés où on refuse souvent de le servir, entre autres. Il repasse quelques mois en Belgique avant de poser ses valises à Lisbonne. Il se marie avec une capverdienne et obtient la nationalité portugaise dans la foulée. Cheikh s’y sent comme chez lui, y croise des gens agréables : « C’est un peuple que j’adore, ils sont ouverts d’esprit. Il n’y a pas de stress. » Au fur et à mesure, il voit la situation des Lisboètes se dégrader mais leur comportement envers lui n’a jamais changé. « Je crois qu’il y a un melting pot important qui empêche toute discrimination. Ils sont indulgents et compréhensifs. »
« Retourner sans argent, c’est se suicider »
Seul bémol : trouver du travail. « Le problème du Portugal c’est qu’on vit tous du tourisme. On y est trop dépendant. » Si ses deux filles sont scolarisées ici, il n’exclut pas de devoir encore partir vers un autre pays du continent pour trouver du travail. « Quand je vois à quel point ma fille a de la hargne et veut y arriver, je me revois en elle. Ça fait mal. J’ai toujours peur de ne pas réussir à suivre lorsqu’elle voudra aller à l’université. »
Quand il parle, Cheikh laisse transparaître de la sérénité et de la fatalité à la fois. Les dizaines de bracelets qu’il vend défilent entre ses longs doigts, les uns après les autres. Cheikh se dit fatigué de l’Europe. Il souhaiterait rentrer au Sénégal et regrette même souvent de l’avoir quitté. Un retour au pays n’est pourtant pas d’actualité. « Si j’y retourne, les gens attendront de moi que je les aide et pas l’inverse. » Repartir sans économies, ce serait perdre sa dignité. Il faudrait regarder en face l’échec et devoir le justifier. C’est un aller sans retour. « Je n’aurais jamais dû partir mais, retourner sans argent, c’est se suicider. »
Sehla BOUGRIOU et Pol-Rémy BARJAVEL