Tous les jours, l’association « Crescer na Maior » va à la rencontre des toxicomanes de Lisbonne. Pour troquer leurs seringues usagées contre des neuves ou simplement pour échanger. Parler de tout, de rien et dessiner un chemin pour sortir de l’addiction.
Elles n’ont l’air de rien, ces deux jeunes femmes avec leurs gilets fluorescents. Mais elles affrontent la rue sous une pluie battante avec un sourire qui impressionne. Raquel et Marta sont deux psychologues de l’association « Crescer na Maior » et, malgré la météo, elles sont de sortie.
Tous les jours de l’année, des équipes de l’organisation se relayent dans la ville pour permettre aux toxicomanes d’échanger leurs seringues usagées contre des neuves. Elles contribuent ainsi à éviter la transmission du SIDA et de l’hépatite C parmi les usagers de drogues injectables. Mais l’échange de seringues est quasiment secondaire ; leur but principal est de rencontrer les toxicomanes de la ville et d’envisager avec eux les moyens de réduire puis d’arrêter leur consommation.
« On commence par essayer de les convaincre d’arrêter de se piquer et de fumer leur drogue à la place », explique Marta. Le mélange d’héroïne et de cocaïne appelé « speedball », généralement consommé par les toxicomanes de Lisbonne, peut en effet être chauffé et l’inhalation des vapeurs comporte beaucoup moins d’effets indésirables que la consommation
par intraveineuse.
Un classeur pour se connaître
Pour ceux qui voudraient aller plus loin, l’association peut faciliter l’inscription dans de nombreux
programmes de désintoxication. « On montre la voie, on ne force personne, détaille Raquel. De toute façon, ça ne marcherait pas. Mais quand quelqu’un est prêt, nous sommes là pour l’accompagner pas à pas. »
L’association noue des liens forts avec les toxicomanes. Dans un épais classeur qu’elle trimbale avec elle lors de ses tournées, Raquel tient à jour des fiches sur tous ceux qu’elle rencontre. Elle y écrit les informations qu’elle grappille, semaines après semaines, à leur contact. D’abord une description physique, puis un nom. Vient ensuite l’histoire de la personne, quand elle accepte de se confier. Ses démons, ses faiblesses… Mais aussi ses rêves et ses espoirs.
Quand elles croisent Rui dans un terrain vague du quartier de Cruz Vermelha, le sourire de Marta et Raquel n’est pas feint. Rui vient de moins en moins, et c’est bon signe. Il a vécu à Londres et il aimerait y retourner. « Là bas, il y a du boulot, au Portugal c’est plus compliqué », se désole-t-il. Autour de lui, le paysage semble acquiescer. Coincé entre une bretelle d’autoroute et des immeubles abandonnés, l’endroit paraît désert, mais est parsemé de trous et de recoins d’où s’extirpent les toxicomanes à l’arrivée des deux femmes. Certains ont élu domicile dans les égouts, d’autres contre un mur de brique, avec pour seul toit une plaque de polystyrène soutenue par deux planches. Ils ne vivent pas vraiment là, mais ils y passent leurs journées. C’est leur lieu de consommation.
Malgré tout, Rui a le sourire au lèvres. Il fait un peu durer le suspense, mais il finit par lâcher le morceau : ça y est, il va rentrer dans un programme de désintoxication. Les efforts des jeunes femmes ont payé. « J’aimerais retrouver un travail, recommencer à faire des trucs. Mais pour le moment, c’est impossible. Pas avec la drogue. Alors on va commencer par régler ça et ensuite on verra », déclare-t-il calmement.
Un sac Hello Kitty pour les seringues
Plus tard dans l’après-midi, l’équipe se rend dans le quartier de Casal Ventoso. Les horaires sont précis et à leur arrivée, elles sont attendues. Certains passent en coup de vent, d’autres s’attardent pour échanger quelques mots. La boîte à seringues usagées se remplit peu à peu. Un homme d’une cinquantaine d’année, un sac Hello Kitty sur le dos, en sort une vingtaine. Il a fait le voyage pour tous ses camarades et leur rapportera des seringues neuves contre une dose. « Au départ, on refusait les échanges en gros, explique Raquel. On voulait voir tout le monde et on ne souhaitait pas encourager la vente de seringues contre de la drogue. Mais on s’est aperçus que certains refusaient de venir quoi qu’il arrive et donc continuaient à utiliser la même seringue jour après jour ou à prendre celles des autres. Notre but, c’est de réduire les risques, alors on a cédé. On n’est pas là pour leur faire la morale. »
Les deux femmes partent ensuite faire la tournée des lieux de consommation du quartier. Au milieu des années 90, Casal Ventoso était un véritable supermarché de la drogue. Cinq mille toxicomanes s’y pressaient chaque jour, dans un dédale de constructions de fortune que la police avait fini par déserter. Les dealers avaient pignon sur rue et les usagers faisaient la queue pour acheter, avant d’aller dans une des nombreuses maisons abandonnées du quartier pour se piquer. Aujourd’hui, quasiment tout à été rasé et, à la place, un joli parc à flanc de colline à remplacé le bidonville. Quelques vieilles maisons subsistent et les derniers toxicomanes continuent de venir consommer.
Un tranxène pour arrêter
Comme à Cruz Vermelha, l’endroit paraît désert. Les doses d’eau déminéralisées vides et les coupelles en aluminium qui jonchent le sol attestent de la présence d’héroïnomanes mais ils semblent invisibles. Ils se sont en fait simplement mis à l’abri de la pluie, dans des maisons murées qu’ils ont fracturées. Ainsi, Mauro sort à l’air libre en marchant à quatre pattes à travers un trou à moitié ensablé. Il a la trentaine, vit toujours chez ses parents et est séropositif. Il vient de se shooter et bien qu’il soit amical avec Marta et Raquel, son discours est désordonné.
Il a découvert une solution miracle ! Le tranxène. Avec ça, il va pouvoir arrêter, c’est certain. Plus besoin de se piquer – quand ça ne va pas : un cachet et ça passe. « Mais pourtant, tu viens de te piquer, là », fait remarquer Raquel.
C’est vrai. Et il lui reste même une petite dose. Il montre fièrement sa coupelle : « Avec ça demain, je vais me mettre bien… Y’a plus qu’a rajouter un peu d’eau au mélange et voilà ! » Il se laisse bien volontiers prendre en photo, mais il tique en la voyant. « J’ai une sale tête, réessaye. » Après plusieurs tentatives, rien n’y fait. « Bah merde… Va pas falloir que je rentre tout de suite chez moi, sinon ma mère va m’engueuler. J’ai vraiment l’air défoncé… »
La tournée est terminée. Raquel et Marta discutent un peu de Mauro sur le trajet du retour. « On le reverra demain, ou peut-être après demain. On essaye toujours de rappeler aux usagers leur comportement lorsqu’ils ont consommé. C’était bien qu’il se voit en photo. Ça lui a fait un choc de se voir comme ça et ça peut lui donner envie de se reprendre en main », espère Raquel.
Un Daffy Duck pour continuer
Quoi qu’il arrive, elles ne perdent pas espoir. Pour Mauro comme pour les autres, elles avancent pas à pas, à coups de petites victoires qui éclaircissent l’avenir. Et si ça ne marche pas aujourd’hui, ça marchera peut-être demain. Au dessus de la boite à gant trône une peluche Daffy Duck offerte par un certain
Antonio. D’habitude, elles n’acceptent pas les cadeaux, mais pour cette fois elles ont fait une exception. « Antonio a plus de cinquante ans et a commencé à se droguer très jeune », explique Marta. « Il refusait catégoriquement de se faire soigner. Pendant des années on l’a suivi, on a discuté, on est devenus proches. Et récemment, il est rentré en traitement. À 50 ans passés ! Avant de partir, il nous a apporté cette peluche et on n’a pas pu dire non. »
Alors, même si la journée à été dure et pluvieuse, elles ont gardé le sourire. Et avec Daffy Duck pour leur rappeler que c’est utile, elles reviendront demain.
Yann PLANTIER
Des seringues et des hommes (2/2) : Voyage en « metabus »