L’association Ares do Pinhal distribue de la méthadone à ceux qui veulent sortir de l’héroïne. Aux portes de ses camionnettes ambulantes, chaque jour, ils sont des centaines à faire la queue pour retrouver la paix. Et peut-être une vie.
« J’ai arrêté l’héroïne il y a huit ans. Ça va mieux, maintenant que je suis sous méthadone. Ça me permet de mieux travailler à la maison de retraite. » Fernanda a 48 ans. Sous un pont, près du terminal de bus de la place d’Espagne, au centre de Lisbonne, elle attend son tour. Le pas pressé, elle s’approche de la camionnette blanche aménagée en comptoir. Elle décline un numéro à quatre chiffres à l’infirmière assise de l’autre côté de la vitre, qui tend aussitôt un petit gobelet à cette grande brune longiligne. Fernanda y ajoute un peu d’eau, puis avale sa méthadone d’un trait. Elle s’en va aussi rapidement qu’elle est venue, tête baissée.
La scène est banale. Tous
les jours à 11h30, sans faute, cette même camionnette blanche se gare sous le même pont, dans l’ombre. Depuis 1998, c’est ici que les membres de l’association Ares do Pinhal distribuent de la méthadone, un substitut de l’héroïne, à ceux qui se sont piqués ou qui se piquent encore. A ceux qui veulent remonter la pente, surtout. Les deux camionnettes de l’association – surnommés « metabuses » – sillonnent Lisbonne et distribuent quotidiennement plus de 1 200 doses de quelques milligrammes du précieux liquide.
L’infirmière, de l’autre côté de la vitre, c’est Catarina. Cette jeune brune sourit volontiers à ceux qui prennent le temps de lui dire bonjour et merci. « Celui-ci doit faire son test sanguin de dépistage du sida et des hépatites. C’est obligatoire une fois par an », explique-t-elle, brièvement, entre deux patients. Les discussions sont expéditives. Elles se résument généralement à ce numéro, suivi du geste machinal de l’infirmière. Merci, au revoir. Peu de regards, à peine une politesse. Malgré tout, « on finit par construire une vraie relation avec eux », estime Catarina.
Pendant deux heures, gueules cassées et visages burinés se succèdent devant la vitre rayée du metabus. Parmi eux, un aveugle en guenilles surgit. Barre de fer en guise de canne, pupille blanche et gorgée de sang, il se fait aider par Jorge, vieux briscard de l’association, présent depuis ses débuts, en 1998. Jorge conduit le bus, remplit les bouteilles d’eau, parle aux patients… En quinze ans, cet homme à tout faire a vu « beaucoup de progrès », mais estime devoir rester « encore pas mal d’années ».
16,5 % de séropositifs
Ces progrès, ils sont mesurables. Depuis le début de sa mission de « réduction des risques », financée par l’Etat, Ares do Pinhal a vu la part de ses patients malades du SIDA diminuer de moitié, pour atteindre 16,5% aujourd’hui. La tuberculose, elle, touche désormais 2,7% d’entre eux, contre 7% en 1998. « On a même un autre camion pour faire des radios des poumons sur place. Comme ça on est sûrs qu’ils sont suivis », ajoute Vitor, travailleur social et troisième membre de l’équipe d’aujourd’hui.
Une brune d’une trentaine d’année s’approche discrètement, la capuche de son jogging blanc recouvrant ses cheveux. Vitor la voit. Il n’a pas besoin de faire la conversation et lui tend dix préservatifs, qu’elle saisit avant de partir. Pas un mot, pas un regard. Aux pieds de Vitor, sous le siège du camion, une boîte jaune est destinée à récolter des seringues usagées. A côté, sur le siège, quelques dizaines de « kits de prévention du sida » – contenant seringues, filtres, acide citrique, serviettes désinfectantes, ampoules d’eau distillée et préservatifs – peuvent être distribués à ceux qui le veulent. Il ne manque que l’héroïne. Peu de patients viennent chercher le kit. La mission principale du metabus est bel et bien de distribuer de la méthadone. Parmi ceux qui font la queue, dehors, nombreux sont ceux qui ne s’injectent plus d’héro. Au prix d’un effort quotidien, ils s’en éloignent petit à petit.
Philippe n’en est pas encore là. Il a pris des seringues en plus de sa dose quotidienne de méthadone. « Je suis dans le programme depuis deux ans. Je diminue l’héro et j’espère arrêter bientôt. », raconte-t-il dans un français impeccable. Bonnet vissé sur son crâne chauve, regard fatigué, teint pâle, il trouve que la décriminalisation des drogues a « changé sa vie, en mieux, même si la police garde sa mentalité d’avant… » Il ne dira rien de plus sur ses problèmes avec les autorités. Philippe est au chômage, comme 70% du public d’Ares do Pinhal.
Les portes du metabus voient s’agglutiner une population majoritairement masculine, pauvre et désocialisée. Mais, malgré les statistiques, on y croise tous les milieux sociaux, tous les sexes, tous les âges. Ici, un jeune homme habillé en streetwear côtoie une femme mûre parfaitement coiffée et apprêtée. Là, un quarantenaire au look de rockeur et un vagabond font la queue l’un derrière l’autre, pressés, anxieux.
José a garé sa Mercedes sur le bord de la voie rapide, warnings
allumés. Cet électricien de 54 ans, proche du quintal, est « clean » depuis 5 ans, mais peine à arrêter la méthadone. « Au moindre problème, on peut replonger », lâche-t-il en souriant, avant de remonter dans sa berline noire. Comme lui, beaucoup profitent de leur pause du midi pour faire un détour au metabus.
Il est 14h. Catarina, Jorge et Vitor referment la porte coulissante. Ils reviendront demain sous ce pont de la place d’Espagne, ou à l’autre arrêt de la tournée, le long d’une station de traitement des eaux usées, à l’Est de Lisbonne. Seule l’odeur différera, passant des pots d’échappement au chlore de la station de traitement. Mais partout, la même file d’attente, toujours étonnamment diverse, toujours impatiente, guettera l’arrivée de la camionnette, dans ce même désert de béton.
« Huit heures de paix »
En fin d’après-midi, du lundi au vendredi, le metabus fait un second passage à ces deux points de rendez-vous. Derrière la vitre, cette fois, c’est Isabel. Onze ans à distribuer de la méthadone ont forgé le caractère de cette petite femme : « J’avais peur au début, mais je suis devenue plus forte. » Parfois, le manque crée des tensions, voire des bagarres. « Les patients sont violents entre eux. Nous, on ne se fait pas attaquer. » Depuis toutes ses années, elle croise les mêmes têtes, mais parvient à préserver une indispensable distance.
Hugo le psychologue accompagne Isabel l’infirmière. A l’extérieur, il serre la main d’une bonne partie des patients de la file d’attente. C’est avec lui que beaucoup de nouveaux arrivants ont établi le premier contact. Ensuite, toxicomane et psy évaluent les besoins ensemble. « Des rendez-vous réguliers sont organisés pour dialoguer et adapter la dose de méthadone avec ceux qui le veulent. » Derrière Hugo, on ne peut pas rater la silhouette massive de Rodrigo Coutinho, psychiatre et fondateur d’Ares do Pinhal. Lui aussi fait des consultations régulières. Avec toute l’équipe, il coordonne la dernière distribution de la journée.
La nuit est déjà tombée et le metabus s’apprête à fermer ses portes. Au dernier moment, un patient accourt vers la vitre. Essoufflé, paniqué, le retardataire parvient à marmonner son numéro à Isabel. Avec le sourire, elle repose la bouteille de méthadone et sert le dernier gobelet de sa journée. Cette nuit, elle ne sera pas seule à trouver le sommeil : « Une dose de méthadone, c’est huit heures de paix pour eux. »
Matthieu JUBLIN
Des seringues et des hommes (1/2) : Reprendre la main