Alors que 16% des portugais sont au chômage et que le salaire moyen avoisine les 800€ bruts mensuels (contre 2500€ en France), rencontre avec trois mères de famille qui incarnent le Portugal en crise. Comment gèrent-elles un budget de plus en plus serré ?
Manuela, Anna et Maria[1] ont toutes les trois entre 40 et 55 ans. Il y a encore un an, elles étaient dans une situation relativement privilégiée dans ce Portugal en crise, car toutes trois salariées d’une grande multinationale à Lisbonne. Depuis, leur quotidien a un tout autre visage. Anna et Maria ont été licenciées en février et juin 2013 après respectivement 13 et 17 ans de service, tandis que Manuela est en arrêt maladie depuis septembre pour surmenage. Son patron lui a demandé de reprendre le travail de sa collègue Maria mise à la porte, en plus du sien. Sans aucune reconnaissance financière.
Comment gèrent-elles aujourd’hui le portefeuille familial, entre logement, transports, dépenses alimentaires ou de santé, l’école de leurs enfants, l’achat de vêtements et les sorties ? Leur budget – plus que serré – est souvent dépensé en quinze jours, et ne laisse pas vraiment de place aux « extras » …
Pas d’argent, pas d’enfants
« Tout est organisé pour qu’on n’ait pas envie de faire des enfants » raconte Isabelle. « Je touche 53€ d’allocations familiales de l’Etat pour mes deux enfants. Et si j’en avais un troisième, je ne toucherai pas vraiment plus… ». Manuela acquiece : « L’année où une femme revient de congé maternité, il est très rare qu’elle touche une prime ou ait une promotion. Il y a aussi beaucoup de discrimination à l’embauche pour les jeunes femmes en âge d’avoir des enfants : les entreprises n’en veulent pas ! » Ce système bien rôdé a d’ailleurs objectivement porté ses fruits. En 2012, le taux de fécondité des femmes portugaises s’élevait à 8,5‰, soit le deuxième taux le plus faible de l’Europe des 28, juste derrière l’Allemagne (8,4‰).
Une santé à deux vitesses
« Au Portugal, regrette Maria, il y a une santé à deux vitesses : une pour les riches, et une pour les pauvres ». La sécurité soicale des moins fortunés, rembourse très mal les lunettes, les consultations chez le dentiste et beaucoup d’opérations chirurgicales ne sont pas remboursées. Or cela coute très cher. Maria a récemment acheté deux paires de lunettes à la vue de ses deux filles de 9 et 13 ans. Elle s’en est sortie pour 550€, et encore, c’est parce qu’elle connaissait la vendeuse qui lui a fait une ristourne… Manuela est, elle aussi, un bon exemple de la lenteur du système de santé et du coût exorbitant de certains soins. En arrêt maladie depuis septembre, elle a tenté d’obtenir un rendez-vous rapidement chez le médecin qu’elle n’a obtenu qu’au mois de février.
Ecouter le témoignage de Manuela ici :
« Se cultiver n’est pas la priorité »
« Les médias disent toujours que les Portugais ne lisent pas assez, mais les livres coûtent très chers donc on en achète peu et on se les prête » raconte Manuela qui a le temps de lire en ce moment. Elle avoue que la culture n’est pas la priorité en temps de crise : « On rogne sur tout ! Les sorties au restaurant, mais aussi le théâtre, les visites de musées… ». Maria quant à elle, irait trois ou quatre fois au cinéma par semaine si elle pouvait se l’offrir - mais à coup de 5€ la place, elle ne se le permet pas. Anna enfin, rêve de voyages. Elle n’a jamais quitté le territoire portugais, sauf une fois, en voiture, pour passer quelques jours en Espagne. Elle aimerait pouvoir emmener son mari et ses enfants à Disney Land Ressort Paris, mais le prix de 4 billets d’avion aller-retour et l’entrée du parc rendent la chose impossible pour le moment.
« On voit bien que les gens sont tristes »
Quand on demande à Maria, Anna et Manuela, combien il faudrait qu’elles gagnent pour vivre confortablement, voici ce qu’elles répondent : « Je crois qu’on devrait tous gagner au moins 1000€, pour être bien, pour être plus à l’aise. 1000€, soit deux fois le salaire minimum au Portugal ». [Ecouter la suite de leur discussion ici : ]
Manuela a les yeux dans le vague et sa voix tremble un peu. Elle répète que ses médicaments lui causent des problèmes de mémoire et qu’elle ne se sent pas prête à retourner travailler. D’ailleurs, le psychologue qu’elle a vu la veille le lui a confirmé : son état émotionnel est encore trop fragile pour affronter la charge de travail et les remontrances de son patron. Manuela s’inquiète pour son avenir, mais aussi pour celui des gens qui l’entourent, et de tout le pays. Elle l’exprime a demi-mots en balayant les passants du regard :
« On voit bien que les gens sont tristes, on le voit dans leurs yeux. Parce qu’il n’y a pas de soleil, parce qu’ils n’ont plus d’argent, parce qu’ils n’ont pas de boulot, parce qu’ils ont peur pour leurs enfants… Mais le pire dans tout ça, c’est qu’on ne voit aucune lumière d’optimisme à l’horizon… On ne sait pas quand ça ira mieux. Dans 2, 5, 10, 20 ans ? ». « Même les économistes ne savent pas », renchérit Maria.
Lucile BERLAND