Sous le célèbre pont du 25 avril, une ancienne friche industrielle transformée en temple de la culture et de la création abrite plusieurs centaines de projets innovants, loin de l’image traditionnelle de Lisbonne. En quelques années à peine, la LX Factory est devenue une institution locale et un point d’ancrage pour des créateurs menacés par la crise. Visite guidée.
LX Factory. Les énormes lettres métalliques noires sautent aux yeux. Impossible d’échapper à l’évocation d’une version locale de la célèbre Factory d’Andy Warhol. « Mais ce n’est pas vraiment ce que nous cherchons à faire ici », rectifie Joana Gomes de Mainside Investments, la société immobilière qui possède l’endroit. Difficile de la croire, pourtant. Le lieu est devenu, en quelques années, un carrefour majeur de la culture lisboète, où l’on se presse pour lire, écouter de la musique, goûter les créations culinaires des chefs locaux ou simplement flâner au gré des installations des artistes.
Dans le quartier d’Alcantara, la Factory ressemble à un labyrinthe de 23 000 m² où cohabitent start-up, designers, artistes, concepteurs de jeux vidéo, galeries, restaurants innovants, tournages, concerts, créateurs de mode… Cette multitude d’activités dans l’air du temps trouvent leur place au sein d’une usine désaffectée datant du XIXe siècle. Les presses et les rotatives exposées fièrement dans les couloirs sombres témoignent du passé des lieux. Les logos fluos et criards des start-up tranchent radicalement avec les murs gris, parfois troués. « L’usine devait être démolie dans le cadre d’un projet d’urbanisme municipal, comme cela a été le cas pour les autres fabriques du quartier, raconte Joana Gomes. Mais le temps que la mairie mette en route ses propres plans, nous avons racheté l’endroit et décidé d’en faire un espace de création, ouvert au public et susceptible d’accueillir toutes sortes d’initiatives créatives. »
1 500 personnes, 10 000 idées
De fait, le destin de la LX Factory est toujours suspendu aux décisions futures de la mairie concernant les tours d’habitations qui étaient prévues. Tout le monde sait qu’elle ne durera pas éternellement. Mais pour l’heure, les autorités ont compris que leur intérêt n’était pas dans la confrontation : « La mairie ne nous subventionne pas, et ne nous accorde aucun avantage. Mais elle se sert de nous comme d’une vitrine pour attirer créateurs et investisseurs dans une ville qui reste très traditionnelle, où ces activités sont peu développées. » Aujourd’hui, 200 entreprises cohabitent au sein de la LX Factory, et près de 1.500 personnes travaillent sous ses (très) hauts plafonds, éclairées par la lumière qui perce à travers les superbes vitraux ou les fenêtres usées par le temps.
Parmi les présents ce jour-là dans l’ancienne filature, Balneario, un « espace multidisciplinaire » combinant des lieux d’exposition pour œuvres d’art, des ateliers, un open space pour architectes et galeristes… Le mélange des genres est leur leitmotiv. Ainsi, une artiste locale a investi l’ancien vestiaire entièrement carrelé pour accrocher ses dessins. Quelques mètres plus loin, une pièce est remplie de vélos multicolores, de morceaux de tôle et même d’un moteur de moto. « Ici des artistes vont et viennent, mais ils laissent toujours une ou deux œuvres, explique Linda Marques, qui dirige tout ce petit monde. C’est extrêmement stimulant de travailler dans un espace pareil, où on échange avec des créateurs de tous les milieux, où de nouvelles idées surgissent en permanence. »
Dehors, peu de verdure. Mais l’allée principale accueille des boutiques de décoration branchées, une école de cuisine, une « Burger Factory » ou une « Sushi Factory ». La LX Factory est devenue une marque qui attire. Mais la librairie Ler Devagar (« Lire lentement », en français) continue de fasciner les badauds et les habitués. La devanture est modeste mais à l’intérieur, des milliers d’ouvrages tapissent les murs de 12 m de haut. Chacun est libre de s’asseoir pour lire les livres de son choix tout en buvant un café, sous le regard des cyclistes funambules de l’artiste Pietro Proserpio. Sur le trottoir d’en face, une allée lugubre permet de contourner l’immense bâtiment. En se retournant, l’œil croise le petit chaperon rouge prisonnier d’un tag anonyme.
Une pochette surprise artistique
Les samedis, l’allée est envahie par des particuliers venant vider leurs greniers ou vendre leurs propres créations dans un vaste marché libre et ouvert. Mais aujourd’hui, la pluie a chassé les flâneurs. Seul l’immense hangar situé derrière l’usine, est animé : un tournage de publicité se prépare. Au-dessus d’une scène provisoire des projecteurs ultra puissants éclairent le hall, tandis qu’un flipper bleu électrique traîne dans un coin. Une soixantaine de figurants s’entassent les uns sur les autres sous la chaleur d’un spot en attendant que le réalisateur crie « Action ! ». L’endroit semble idéal pour organiser des concerts ; cela tombe bien, il y en a plusieurs par an ici.
Une comète pour Mandela
Près de l’entrée, un autre bâtiment, bien plus petit, attire le regard. Par la porte grande ouverte, on aperçoit ce qui ressemble à une fresque dorée. A y regarder de plus près, c’est une comète : la « comète Madiba », définie par son créateur comme un objet céleste artificiel ayant vocation à être mis en orbite autour de la Terre pour rendre hommage à feu Nelson Mandela. Leonel Moura, artiste lisboète de 65 ans, est principalement connu pour son travail avec la robotique. Installé derrière son bureau, il garde un œil sur sa galerie et ses toiles aux traits multicolores. Moura s’est installé à la LX Factory il y a 5 ans et s’y sent bien. « C’est ici que j’expose mes œuvres en permanence, explique-t-il dans un français impeccable. Il y
a de la place, je peux tout stocker, et l’ambiance est idéale pour les artistes. Il y a beaucoup de passage, on est très visibles, et on peut discuter avec beaucoup de créateurs ». Dans un pays qui a brutalement coupé les budgets de la culture en raison de la crise, la LX Factory est une aubaine inespérée pour les artistes.
Sébastien CHAVIGNER et Vanina DELMAS