A Lisbonne, les soirées de « battles » entre MCs se déroulent dans une ambiance détendue et rigolarde. Pas de juges ni de vainqueur, mais beaucoup de plaisir, à mi-chemin entre rap et stand-up.
« Tu veux venir au Knock-Out ce soir ? Oh man, je ne sais pas… Il y a déjà tellement de monde sur la liste, c’est de la folie ! » Pour que José accepte de nous convier à l’une des soirées de « battles » qu’il organise régulièrement, il a fallu faire preuve de persuasion. L’idée lui est
venue il y a deux ans de reproduire à Lisbonne ce type d’évènements, déjà très populaires aux Etats-Unis ou en France (les « Rap Contenders »). Depuis, les soirées de la « Lega Knock-Out » se sont imposées comme l’un des rendez-vous phares du hip-hop portugais et ne cessent de prendre de l’ampleur.
José, le père du « Knock-Out » a 25 ans et travaille dans le marketing : « Je matais sur Internet beaucoup de vidéos des autres ligues européennes ou américaines de battles et je me suis dit : « Pourquoi pas le faire chez nous aussi ? » Au début, on faisait ça dans un petit magasin de sapes hip-hop qui appartient à des amis. Nous avions passé un appel sur facebook pour informer les rappeurs que ça pouvait intéresser. Cela nous a permis de trier les meilleurs pour les convier à des grands évènements comme celui d’aujourd’hui. »
« Les mères et les sœurs ça marche très bien »
Ce soir, loin des arrières boutiques exiguës, c’est dans le très élégant Teatro Do Bairro que prendront place les face-à-face. José est un organisateur comblé : « Les 400 places
sont parties très vite. Les gens adorent le Knock-Out, ils viennent ici pour rire et passer un bon moment. »
Car ce qui prime dans le battle à la portugaise, plus que l’agressivité ou la technique, c’est de frapper le public aux zygomatiques. Laurent, un globe-trotter de 26 ans, est le photographe de l’évènement : « La finesse d’écriture n’est pas toujours récompensée, certains sont moins doués mais le public les aime car ils savent le faire rire. » Et ce qui fait rire le public ici, ce sont d’abord les grands classiques, comme le confirme José : « Les vannes sur les mères, ça marche très bien, sur les sœurs aussi. Notre public est assez jeune, il y a ce côté humour de collégiens mais qui fait aussi marrer les plus vieux. C’est dû au fait que ce mouvement vient d’apparaître ici. Avec le temps je pense que cela évoluera vers des choses plus techniques. »
Ici, personne ne perd autre chose que la face
L’idée reste donc avant tout de s’amuser. Il n’y a d’ailleurs pas de juges au « Knock-Out ». « Au début on en avait, mais cela créait tellement de contestations sur les vidéos que l’on mettait en ligne, qu’on a décidé de les supprimer. Chacun est libre de se faire son idée sur le vainqueur. » Une approche singulière pour qui connait les « Rap Contenders » français, et leur aspect très « compét’ ». Ici, personne ne perd autre chose que la face.
Le début du show était annoncé pour 23 heures et il est déjà 0h30. Laurent n’en peux plus « Mets-le bien dans ton article ça, c’est typiquement portugais. Ils ont cette culture de l’attente. Même quand tout est prêt, il faut faire patienter les gens. C’est comme ça. »
La hantise du « choke »
Dans la salle, pas mal d’ados que leurs appareils dentaires trahissent, quelques groupes de jeunes filles aussi, au milieu du standard barbe-casquette-vingtaine d’années. A 1 heures, tout ce petit monde se presse contre la scène pour assister au coup d’envoi des hostilités. Jusqu’au petit matin, les textes vont osciller entre la moquerie ricanante et l’insulte obscène. Entre chaque duel, Malaba, sorte de monsieur loyal surexcité du « Knock-Out », ne manque pas de rappeler que, ce soir, les plus grands MCs s’affrontent et que tout cela est historique. Le public semble d’accord et accompagne chaque punchline de hurlements satisfaits. Si l’un des combattants perd ses mots ou bafouille, il est immédiatement sanctionné par une pluie de sifflets et de « buuh ». C’est ce que l’on appelle un « choke » (du verbe anglais
« to choke » qui signifie « s’étouffer ») et c’est la hantise de chaque participant.
José en a vu des mémorables : « Une fois, nous étions invités à ce festival dans le nord du Pays pour organiser une battle devant
plus de 4000 personnes. L’un des deux MCs a eu un blocage absolu. Il était incapable de se rappeler de son texte. C’était très dur pour lui mais c’est comme tout, les gens finissent par oublier. »
Pour éviter cette humiliante punition, les MCs redoublent d’inventivité et n’hésitent pas à se la jouer théâtre. L’un d’eux mime son adversaire affublé d’une perruque, l’autre lui jette des préservatifs au visage en mettant en cause l’hygiène de vie de sa copine. Plus agressif mais efficace, porter une cagoule de braqueur et hurler à l’oreille de son adversaire la manière détaillé dont on va retourner sa maison et lui tirer dans la bouche.
Pour mieux vous mettre dans l’ambiance voici un extrait du battle de Pofo contre Nep, filmé et traduit par nos soins :
Très populaires sur Internet, ces battles sont aussi ceux d’une génération de rappeurs habitués à se googliser les uns et les autres. L’affiche étant connue plusieurs semaines à l’avance, les textes sont soigneusement préparés et certains n’hésitent pas à puiser dans la vie privée de leur adversaire pour mieux le tourner en ridicule. A l’image de ce MC qui traite son rival de fils à papa, en distribuant au public des photos de ses vacances en famille trouvées sur Facebook, et qu’il a pris la peine d’imprimer.
Selon José « C’est de la provocation mais c’est dans le cadre du battle et personne ne s’en offusque A la fin, tout le monde se serre la main et ça en reste là. Le seul épisode que l’on ait eu c’est un blanc qui a traité son adversaire qui était noir de ‘’nigga ». Ca a fait polémique, mais je pense que c’était un faux débat. Le concept du battle, c’est la liberté absolue, même de dire les choses les plus outrageantes. Ceux que ça a choqués, c’est parce qu’ils ne sont pas encore très habitués à tout ça. »
Un public encore récent, mais dont le nombre ne cesse de grossir et pourrait amener ces duels sans vainqueur ni règles à se changer en un tournoi plus encadré. « Nous pouvons penser à faire un tournoi, mais il faut déjà développer ce qu’on a. Je veux que l’on avance un pas après l’autre », tempère José. Une culture de l’attente décidément très portugaise.
Camille GARNIER