Il y a les rappeurs en Versace qui font couler des litres de champagne Moët sur des fessiers rebondis dans des suites d’hôtels de luxe. Et ceux en survêtements troués qui partagent leur temps entre le banc d’en-bas et la salle de sport. Et puis, quelque part, très loin de tout ça, existent des rappeurs comme Xeg…
Icône du rap portugais depuis le carton de son opus « Ritma e poesia », en 2011, ce MC trentenaire évolue dans la normalité la plus absolue. Si vous le croisiez dans la rue, vous pourriez jurer que la vie de ce type n’est qu’une longue suite de courses chez Lidl, entrecoupée de réunions de copropriétaires. Il n’en est rien. Pour le démontrer, The Lisbonomist a passé 10 heures avec lui à l’occasion du concert de lancement de son sixième album, « Visao Clara » (« Vision Claire »).
16h04 - Xeg vient me chercher en voiture à la gare de Paço d’Arcos en banlieue de Lisbonne. Il m’explique qu’on part chercher David, qui chante avec lui ce soir, et qu’il est très stressé car il lui reste « des tonnes de trucs à organiser pour le concert ». Alors qu’il alterne queues de poisson et refus de priorité avec un remarquable dynamisme, son portable ne cesse de sonner. « Je ne réponds pas, c’est encore des types qui veulent rentrer gratuit ce soir. Ils n’ont qu’à la payer, leur place, c’est 7 euros merde ! »
17h41 – Après avoir retrouvé David, qui est une sorte de sourire sur pattes avec des dreadlocks tout autour, nous passons chez Xeg récupérer des instrus dans son home-studio. Il se trouve que c’est aussi la chambre de sa fille de 4 ans, Monica. D’un côté de la pièce, il y a du papier peint représentant des papillons, un lit d’enfant et une bicyclette à trois roues, et de l’autre le matos d’enregistrement. Au milieu il y a le micro de Xeg et, à côté, un autre plus petit en plastique rose : « C’est pour ma fille, elle aime bien chanter avec moi quand j’enregistre. »
18h10 - Sur la route vers le Musicbox Club de Lisbonne, où aura lieu le concert, je demande à Xeg pourquoi il a choisi d’appeler son album « Vision Claire ». Il esquisse un sourire malicieux. A l’arrière, David se marre d’avance. «Tu veux que je te dise la vérité ? C’est parce que je suis nul pour trouver un titre et que c’est la première chanson de l’album. Mais quand les gens me demandent, je dis que c’est parce que j’ai eu une sorte de révélation, un truc du genre. Ca fait plus sérieux. »
18h46 - A l’arrière de la voiture, David et Bruno, qui nous a rejoints, sont plongés dans une longue discussion, émaillée d’anglicismes tels que « cocksucker » ou « pussy ». A l’avant, Xeg s’agite au téléphone : « C’est cette fille, Elisa. Elle chante avec moi ce soir et elle a des mains de fée. Je veux absolument qu’elle me fasse un massage avant le concert. Je suis sous pression aujourd’hui mec, j’en ai besoin. »
19h20 - Nous arrivons au Musicbox pour faire les balances. Xeg sort du coffre trois cartons énormes remplis de chips, de sodas, et de rillettes de thon faites maison. « C’est moi qui prépare tout, même la bouffe. Je te jure, c’est pas une vie d’être un rappeur indépendant. »
19h48 - Alors que Xeg effectue ses réglages en professionnel minutieux, je fixe ses baskets. Pour un rappeur, les baskets sont en général un signe extérieur de coolitude qui ne trompe pas. Celles de Xeg sont d’un mauvais goût total. Pas le mauvais goût clinquant et tapageur des clips de rap américain, non, un mauvais goût pépère, sans vagues. En fait, c’est le genre de baskets que votre père achète chez Decathlon pour aller courir parce que votre mère lui a fait remarquer qu’il avait encore pris du poids. Un rappeur avec ce type de pompes, c’est comme un économiste qui viendrait au boulot en baggy : c’est un mec qui en a.
20h57 - Les réglages sont finis. Toute une équipe de rappeurs et d’amis nous a rejoints pour dîner dans un resto en face du club. J’en profite pour demander à Nucleo, le DJ de Xeg, ce qu’il pense de lui : « Xeg ? C’est un mec qui ne paie pas de mine mais qui a une culture incroyable. Je me rappelle, une fois, on était chez ce barbier dans un petit village, avec un groupe de vieux. Ils ont commencé à parler de la révolution et Xeg leur a expliqué plein de choses que même eux ne savaient pas, en leur donnant des dates et des noms précis. Ensuite, ils ont parlé de football, des équipes des années 1950, 1960. Et là, même chose, Xeg les a bluffés en leur donnant la compo entière du Benfica de ces années-là. Les vieux n’en revenaient pas. C’est ce que j’aime chez lui, il cache bien son jeu. »
22h26 - Entrecôtes, frites, retour en backstage. Dans la loge, Xeg est contrarié. Il m’explique que, pendant que nous étions au resto, un groupe de jeunes est entré en disant qu’ils étaient avec lui. Du coup, à son retour, les gens du club lui ont demandé de payer pour eux. « Ça m’a coûté un bras, mais qu’est-ce que je vais faire, me battre ? Et puis ces jeunes sont sympas, tout ce qu’ils veulent c’est me voir rapper.» Relativisme touchant d’un artiste qui paie les places de son public.
22h48 - Alors que Xeg digère en somnolant dans un coin du canapé, ses potes débattent religion. Joao estime que le catholicisme a trop confiance en l’être humain et que le protestantisme a le mérite d’être plus fidèle aux textes sacrés. Karlon rétorque que la Bible a été créée pour que l’homme s’y confronte et qu’en ce sens c’est Dieu lui-même qui souhaite qu’on l’interprète. Quant à Pedro, il marque un point en rappelant à tout le monde qu’il faut se dépêcher de rouler un joint, car le concert va bientôt commencer et qu’après on aura plus le temps de fumer tranquille.
23h55 - Le show commence dans quelques minutes. Elisa est arrivée avec une doudoune de sky blanc et ses mains de fées. Assis sur un tabouret dans le couloir, Xeg obtient enfin le massage dont il rêvait. Dans la loge enfumée, il règne le silence tendu qui précède les grands moments.
00h12 - La salle est pleine. Xeg est sur scène. Pendant plus d’une heure, il égrène les titres de son album dans une ambiance bon enfant. Parfois, il appelle un invité qui ne vient pas, parfois son Dj lance le mauvais morceau et Xeg lui demande de changer d’instru, en le charriant pendant que le public se marre. Mais, de manière générale, son expérience et son flow redoutable font la différence. Le mec est tellement serein qu’il se paie même le luxe de finir son concert la braguette ouverte sans que personne n’y trouve rien à redire. Je me dis que c’est sans doute ça qu’on appelle « la classe ».
1h02 - Fin du concert. Xeg est soulagé mais estime qu’il aurait pu mieux faire. « C’est l’organisation, les coups de fil, les problèmes avec les videurs ; toutes ces conneries me vident, mec, du coup je ne peux pas être à 100 % pendant une heure. C’est dommage. » Dans les loges, le reste de l’équipe continue de fumer en buvant un coup. Un des videurs de la boîte s’est posté contre un mur les bras croisés, histoire de signifier à tout le monde qu’il allait falloir y aller. Chacun s’applique consciencieusement à faire semblant de ne pas le voir.
1h55 - Irrité d’être ainsi ignoré, le videur a fini par chasser tout le monde des loges. Alors que nous profitons du coupon blanc nous donnant droit à un verre gratuit, je demande à Xeg quelle est la direction sonore de son nouvel album. Il tourne
la tête et pose sur moi ses grands yeux fatigués. Puis il soupire, et répond lentement : « Hip-hop mec. Tout simplement. »
Camille GARNIER