Avec le changement de la loi « do arrendamento » en 2012, certains loyers lisboètes augmentent de 400 %. Les expulsions guettent.
Tout commence avec une situation absurde. Manuel Lemos pouvait faire la comparaison avec les autres capitales européennes, il était plutôt bien
loti. Un loyer de 450 € mensuel pour sa quincaillerie de 150 m2 située dans le coeur historique de Lisbonne, à Baixa Chiado, ce n’était pas cher payé. Cette aubaine, il la devait à une vieille loi du dictateur Salazar, qui décida en 1947 de geler le prix des loyers. Et puis un beau jour de 2012, la nouvelle loi d’habitation fut promulguée.
Le loyer du quincailler Manuel Lemos tripla du jour au lendemain pour atteindre 1500 €. Les serrures, robinets et scies manuelles ne feront bientôt plus partie de la rue Madalena : « Les prix vont encore fortement augmenter, explique Gilles Catarino, un employé de Monsieur Lemos. Les
loyers sont encadrés pendant cinq ans par la mairie, mais ensuite les propriétaires pourront imposer le prix qu’ils veulent, soit 2 500 € ici. Nous quitterons le centre-ville à ce moment. »
Chez José Dominguez, gérant de la galerie Au Petit Peintre, de la rue Nicolau, la location de son atelier coûte 400% plus cher depuis 2012. Son grand-père avait ouvert la boutique en 1909, puis l’avait légué à son père. Sera-t-il le dernier de sa famille ? « C’est très difficile désormais, se désole l’homme de 62 ans. Je ne sais pas ce qu’il se passera demain, le gouvernement change les lois tout le temps. » Les propriétaires particuliers qui bénéficiaient des loyers fixes (surtout les personnes âgées), ont encore cinq ans de répit avant l’augmentation redoutée.
« Le gouvernement ne reconnaît plus le droit au logement »
« C’est inacceptable, la Mairie va mettre tous les habitants modestes et les petits commerçants dehors », s’insurge Rita Silva, de l’association « Habita » pour le droit au logement. L’indignée
portugaise à l’allure frêle mais déterminée reprend une gorgée
d’eau pour calmer son mal de gorge, et continue sur le même ton : « La Mairie pense qu’on peut virer les gens de chez eux sans avoir à leur trouver une alternative. »
Selon Rita Silva, ce brusque changement dans la loi était une des conditions pour que la Troïka (FMI, BCE et Commission européenne) prête 78 milliards d’euros au Portugal en 2011 afin de surmonter la crise. Elle regrette d’avance que les Portugais ordinaires ne pourront plus habiter dans le centre ville devenu trop cher. De plus, la procédure d’éviction a été facilitée en 2012 : « Le propriétaire peut désormais déloger une personne qui ne paye pas
son loyer pendant deux mois ou qui a quatre retards dans l’année. Le gouvernement ne reconnaît plus le droit au logement. »
Paulo Pais, directeur du département de réhabilitation urbaine à la Mairie, présente ses arguments en faveur de la hausse des loyers : « Un propriétaire qui reçoit 80€ pour louer un 100 m2 n’aura jamais assez d’argent pour faire les travaux de rénovation, de rafraîchissement des façades et d’entretien général. Le problème est de grande ampleur, j’estime que 20 à 30% des loyers sont encore gelés à Lisbonne. » Les murs décrépis et les balcons sur le point de s’effondrer semblent confirmer ses explications. L’employé de mairie à la mine timide et consciencieuse poursuit : « Nous mettons l’accent sur la rénovation de ces immeubles en mauvais état. Nous prévoyons de remettre à jour 10 000 logements insalubres, c’est un objectif ambitieux », glisse-t-il dans un sourire gêné.
« Ces rénovations bénéficient à la classe moyenne, affirme Paulo Pais. Les riches portugais veulent vivre dans des appartements récents, équipés d’ascenseurs et où ils peuvent garer toutes leurs voitures. Nous évitons ainsi la gentrification de Lisbonne en réhabilitant ces vieux immeubles qui ne peuvent pas accueillir tous ces équipements. Enfin, nous forçons les propriétaires qui laissent leurs immeubles abandonnés à les réhabiliter. Autrement ils payent le double de l’impôt foncier. »
Une source proche du dossier, qui souhaite rester anonyme, doute que cela soit suffisant. Les propriétaires, dont la Mairie est l’un des plus importants de la ville, auraient davantage intérêt à laisser se délabrer les immeubles classés (donc protégés d’une démolition au grand jour), voire à les détruire à petit feu, jusqu’à leur effondrement « naturel ». Construire du neuf, du rentable, sur ces ruines devient ainsi possible. Ce qui permettrait de mieux comprendre la présence des 11 000 immeubles laissés en jachère au coeur de Lisbonne, sur les 55 000 que comptent la capitale. Situation absurde du début à la fin.
Mathilde GRAVERSEN et Maxime ROUSSEAU