Le sociologue Nuno Capaz a vu des milliers de toxicomanes depuis la décriminalisation des drogues au Portugal, en 2001. Membre depuis cette date de la Commission pour la dissuasion de la toxicodépendance (CDT) de Lisbonne, qui considère les drogués comme des patients, il a accumulé les succès mais affirme que « rien n’est jamais gagné ».
« M. Capaz, quel est le rôle de cette Commission pour la dissuasion de la toxicodépendance ?
Au Portugal, quand la police vous arrête dans la rue en possession de drogue, la première chose qu’elle fait est de peser la marchandise. Si son poids est inférieur à dix fois la dose journalière fixée par la loi, vous êtes envoyé dans cette commission, la CDT, au lieu d’aller au tribunal. Et ici, le consommateur est d’abord pris en charge par des travailleurs sociaux et des psychologues. Leur but est de déterminer s’ils font face à un toxicomane ou à un utilisateur occasionnel. Ils évaluent aussi sa situation sociale : a-t-il un emploi ? Une famille ? Est-il malade ? Il passe ensuite devant la direction de la CDT, composée d’un psychologue, d’un juriste et d’un sociologue – moi – qui décide de la marche à suivre.
Puisque les consommateurs ne vont pas au tribunal, pouvez-vous les sanctionner vous-même ?
Nous pouvons délivrer des sanctions administratives mais pas criminelles. Un peu comme si vous aviez commis un excès de vitesse. Par contre, si nous voyons un consommateur occasionnel pour la première fois, nous le laissons partir après lui avoir donné un avertissement. Nous faisons surtout de la pédagogie et distribuons des cartons jaunes ! Mais si le consommateur revient devant nous dans un délai de cinq ans, des sanctions peuvent être appliquées.
Quel genre de sanctions ?
Amendes, travaux d’intérêt général, contrôle judiciaire… Elles peuvent être très variées, et toujours adaptées à la situation de la personne. Par exemple, je ne ferai pas payer une amende à un étudiant et je n’enverrai pas un employé faire des travaux d’intérêt général. C’est une réponse plus personnelle et plus rapide que celle d’un tribunal classique, avec un vrai suivi des malades dans le temps.
« Notre rôle n’est pas d’empêcher les gens de se droguer, car ils le font de toute manière »
Et ça marche ?
En fait, ne plus être envoyé en prison n’empêche pas de consommer. Mais la criminalisation non plus ! La différence, c’est que notre modèle permet d’abaisser le coût social de cette consommation. Notre rôle n’est pas d’empêcher les gens de se droguer, car ils le font de toute manière, mais de responsabiliser et d’éduquer les consommateurs. Les tribunaux ne font pas ce genre de pédagogie. Ils n’aiment pas les consommateurs de drogue et les considèrent comme des fautifs. Pour eux, si vous faites quelque chose de mal, vous êtes sanctionnés et vous ne recommencerez plus. Sauf qu’un drogué ne pense pas avoir fait quelque chose de mal ! Comment imaginer alors qu’un jeune fumeur de cannabis va écouter ce que lui dit un juge ? Et si celui-ci l’envoie en prison, la situation peut même empirer, avec le développement d’autres comportements criminels…
C’est une question de réinsertion alors ?
Dans la vie, il est déjà difficile de se réinsérer en tant qu’ancien toxicomane, mais c’est encore pire en tant qu’ancien condamné ! Et plus la resocialisation est compliquée, plus le risque de rechute est grand. Ici, à la CDT, on s’occupe uniquement de leur santé physique et mentale. Ce n’était pas facile au début, mais maintenant que notre réseau est en place, ça marche.
Faut-il donc aller plus loin ? Jusqu’à la légalisation des drogues ?
Personnellement, je pense que oui. Les adultes consentants doivent être libres de consommer librement et ouvertement ce qu’ils veulent.
Avec une régulation de l’Etat ?
Bien sûr ! Comme c’est le cas pour l’alcool, le tabac, le sucre, le sexe, internet et tout ce qui est l’objet d’une addiction. Mais comme ces produits sont légaux, ils ne sont pas considérés comme des drogues. Donc, les gens n’ont pas « un problème avec ». Pourtant, si vous prenez quinze cafés en une heure, personne ne dira rien, alors que les effets seront pires qu’une dose de cocaïne… Et je ne parle pas des effets bénéfiques de la régulation sur la qualité des produits et sur le recul du marché noir. Nous voyons plus de 1500 consommateurs par
an à Lisbonne, et 90% n’ont pas de problème avec la drogue. Ce sont juste des utilisateurs occasionnels qui se sont fait prendre par la police.
« Vu l’état du débat public, les politiques sont obligés de jouer les gros bras »
Qu’est ce qui empêche une évolution de la législation alors ?
La politique de la drogue est une zone dangereuse pour les hommes politiques. Car tout le monde se focalise sur les 10 % d’utilisateurs qui ont un vrai problème avec la drogue et sur les quelques héroïnomanes qu’on voit errer dans les rues. Pas sur l’étudiant qui fume un joint le samedi soir avec ses amis ! Vu l’état du débat public, les politiques sont donc obligés de jouer les gros bras. Cette crispation empêche l’émergence d’un débat constructif. Au Portugal, un consensus a été atteint entre droite et gauche pour arriver au modèle actuel : plus personne ne veut y toucher ! Dire qu’il est moins coûteux d’envoyer des toxicomanes en centre de traitement plutôt qu’en prison, c’est synonyme d’angélisme et dangereux en termes électoraux…
On constate une recrudescence de la consommation d’héroïne au Portugal. Ce modèle a-t-il atteint ses limites ?
C’est vrai, nous avons constaté beaucoup de rechute des consommateurs d’héroïne à cause de la crise et du chômage. La consommation semble remonter, mais c’est une tendance cyclique : l’héroïne était très à la mode
dans les années 1980, avant de perdre du terrain. Et là elle revient. Mais ça n’a pas de lien avec la politique de décriminalisation. C’est l’héroïne d’Afghanistan qui recommence à inonder le marché suite au départ des troupes américaines.
Pensez-vous que la drogue est encore un problème important dans le Portugal d’aujourd’hui ?
Non. Aujourd’hui non. C’était le cas dans les années 1990, quand la drogue était la première préoccupation de la population dans les sondages. Elle est désormais tombée à la treizième place. Pour autant, il y a toujours un décalage entre la réalité du problème et la perception qu’en a la société. Tout n’est pas parfait aujourd’hui et tout n’était pas si grave dans les années 1990. Seulement, le problème le plus visible – l’héroïne – a presque disparu des rues. Mais quand on lutte contre la drogue, tous les succès sont temporaires. »
Propos recueillis par Matthieu JUBLIN