Ils sont jeunes, diplômés, ont même un emploi pour certains. Et pourtant, ils veulent quitter le Portugal, comme plus de 240 000 compatriotes depuis 2011. Leur destination ? La France, où ils espèrent trouver de meilleurs salaires et une certaine reconnaissance. Rencontre avec ces médecins et infirmiers qui s’exilent pour échapper à la crise.
Dans la petite salle n°32, au troisième étage de l’Institut français de Lisbonne, une silhouette humaine grossièrement dessinée accapare le tableau blanc, surplombée de la mention « Les systèmes du corps humain ». Patiemment, la professeure fait répéter chaque terme à ses élèves, détaillant tour à tour les différentes parties du cœur et de l’appareil génital masculin. Parmi les nombreux cours de Français dispensés ici, celui-ci est un peu particulier : il est destiné spécifiquement aux Portugais travaillant dans le secteur médical désireux d’apprendre le vocabulaire technique correspondant à leur profession. Et, d’après Francis Maizieres, le directeur de l’Alliance française de Lisbonne, la demande pour ce type d’enseignement connaît une croissance exponentielle depuis quelques années.
Ce samedi matin, ils sont neuf à assister au cours. La moyenne d’âge est basse, proche de 25 ans. Ils sont infirmiers, médecins, dentistes ou kinés, et leur présence n’a pas grand-chose à voir avec la curiosité ou la francophilie : tous veulent quitter le pays dans les prochains mois, pour aller chercher du travail en France, voire en Belgique ou en Suisse. « Beaucoup d’étudiants qui étaient avec moi à l’université sont déjà partis », raconte Ines, jeune infirmière de 25 ans. « Et la majorité de ceux que je connais envisagent de partir bientôt. » Les autres acquiescent. Avec la crise, le Portugal est redevenu un pays d’émigration massive : 240 000 portugais ont quitté le pays entre 2011 et 2013, d’après le secrétaire d’Etat aux communautés portugaises José Cesáro. La majorité de ceux qui partent aujourd’hui n’ont pas grand-chose à voir avec les ouvriers sans qualifications qui sont arrivés massivement en France dans les années 1960 ; ce sont essentiellement des jeunes urbains et diplômés, chassés par un taux de chômage des jeunes endémique et des salaires désespérément bas. Parmi eux, beaucoup appartiennent au secteur médical.
Travailler moins et gagner plus
« Ici, en travaillant un peu plus de 40 heures par semaine et en faisant des gardes le week-end et la nuit, je gagne à peu près 1000 € brut par mois », explique Hugo, 25 ans et infirmier lui aussi. « En France, les infirmières en début de carrière gagnent 1800 € en faisant moins d’heures, et on m’a déjà proposé plus de 2300 € net », ajoute Joana, troisième infirmière du groupe. Mais les salaires ne sont pas leur seule motivation : les conditions de travail se sont aussi détériorées dans les hôpitaux, en raison des coupes budgétaires et de l’exil massif des professionnels. « J’ai fait un stage de 6 mois dans un hôpital à Metz, et j’ai été très étonné du confort dont bénéficient les médecins français, raconte Joao, médecin de 26 ans. Ici on a moins de temps pour les patients, moins de matériel. Et on a le sentiment de ne pas être reconnus. » Tous s’accordent sur ce manque de reconnaissance, et ont le sentiment d’être désirés ailleurs alors que leur pays ne fait rien pour les retenir. « Même les gens très diplômés qui ont un emploi payé correctement veulent partir, car il n’y a plus de possibilités d’avancement ici », explique Pedro, 39 ans et statisticien au ministère de l’éducation, qui souhaite partir à Paris pour rejoindre l’OCDE.
Pourquoi partir en France plutôt qu’en Allemagne, en Angleterre ou aux Etats-Unis ? « La langue est beaucoup plus facile ! », rigole Maria, dentiste et un peu à la traîne en français. A la (relative) proximité linguistique s’ajoute une proximité culturelle, mais aussi souvent l’histoire familiale : beaucoup ont des oncles ou des cousins en France, enfant de la première génération d’immigrés portugais. Pourtant, certains hésitent encore entre la France, la Belgique et la Suisse. Si le système médical belge a l’avantage d’être plus facile à intégrer, les salaires y sont moins
élevés, contrairement à la Suisse. La France, elle, semble faire l’unanimité. Mais le lieu de la rencontre n’y est peut-être pas étranger…
La vie au grand air, dans un désert médical
Etonnamment, Paris ne les fait pas rêver. Ils se sont bien renseignés, et savent que ce sont avant tout les campagnes françaises qui ont besoin d’eux. Ils sont parfaitement disposés à connaître le charme désuet de ces zones rurales ou périurbaines qui se transforment petit à petit en déserts médicaux. « J’ai déjà eu des entretiens avec des maisons de retraite, dont certaines dans des banlieues un peu éloignées et même dans un petit village de l’Yonne, raconte Ines. Ça n’est pas vraiment Lisbonne, mais ils m’ont proposé des salaires vraiment élevés, on sent qu’ils ont besoin de nous. »
En attendant, il leur faudra suivre encore plusieurs semaines de cours ici, condition requise pour obtenir le précieux certificat délivré en fin de cycle. Et donc apprendre toutes les subtilités de l’appareil génital masculin, en français.
Sébastien CHAVIGNER